Il est une fenêtre à Lacock Abbey, dans le Wiltshire, devant laquelle on ne passe pas sans quelque émotion : c'est la fenêtre à croisillons qui a donné lieu au premier négatif sur papier qui nous soit connu. En août 1835, William Henry Fox Talbot en a enregistré l'image au moyen de l'une de ses petites chambres, que son épouse avait malicieusement surnommées mousetraps, souricières. La boutade tombe on ne peut plus juste, tant parce que la lumière se glisse dans la plus petite des ouvertures que parce que c'est bien d'un piège qu'il s'agit. Et redoutablement efficace qui plus est, Talbot accompagnant son négatif d'une note où il indique qu'à l'origine et à l'aide d'une loupe, on pouvait dénombrer les carreaux de verre que compte la fenêtre : aux alentours de deux cents. La prouesse est d'autant plus notable que l'image obtenue mesure à peine 2,5 centimètres de côté. Et quoi de mieux qu'une fenêtre pour fournir l'un de ses premiers sujets à la photographie naissante ? Servi par une journée particulièrement ensoleillée, Talbot a véritablement fait tracer par la lumière les contours et la structure de la fenêtre, ses croisées dessinant en creux ses carreaux ; ainsi mettait-il en pratique et en scène l'étymologie même du terme et en abîme la nature du dispositif : optique comme la fenêtre, il donne, comme elle, à voir le monde.
          De ces premiers moments, la photographie conserve bien souvent ces jeux de miroir, cette réflexivité, cette façon qu'a l'image de renvoyer au procédé qui lui a donné naissance : que l'appareil ou ses composantes (flash, lentille, déclencheur, câble) soient visibles ou que soient mis en œuvre des symétries, des visées (ouvertures, tunnel, trouée d'un chemin, loupe, niveau laser), des vitrines, des écrans et des encadrements qui, prélevés ou orchestrés, fournissent autant de métaphores du fonctionnement du regard, de la mise au point, du choix, de la découpe dans le réel. Et plus profondément encore de la décision, de l'intention qui, avec la technique, détermine l'image, car comme l'écrit John Berger, « la photographie consiste à rendre l'observation consciente. » 1. L'espace de l'exposition avec ses vitrines, ses cloisons vitrées, ses paliers et ses décrochements, ses emboîtements et la hauteur de ses murs qui invite à y faire flotter les images amplifie encore cette conscience ; de somme de contraintes, il devient ainsi ouvroir de possibles, machine à voir autant que l'est l'appareil. Là, nous regardons le monde, en tous ses détails, des Objets aux figures, en passant par les paysages, et ce pour la simple et cruciale raison que le monde nous regarde, au propre comme au figuré. 
          A ses débuts, la photographie a pu servir de preuve et les implications de cet usage, bien que sans cesse questionnées, n'en sont jamais totalement évacuées. Car il y va, dans le rapport à la photographie, de l'existence du réel et du sujet. L'inventaire et la collection, effectifs ou simplement potentiels de photogrammes de films montrant des malns à des toilettes publiques, en passant par un joueur de base-ball qui ne manque pas d'évoquer ses équipiers, participent au premier chef de cette « vue globale de la réalité » que « toute photographie » permet « d'examiner, de confirmer et de construire »2. Le nombre y contribue : une chienne, un visage, deux mains gantées, deux poissons, un double portrait, trois prises de vue, trois positions, un corps allongé découpé en trois bandes, les six faces d'un cube. Et combien de meules ou de bijoux ? 1-2-3-4. Le jeu, la ritournelle mènent parfois celui qui s'y livre au seuil du vertige. D'autant qu'il s'agit toujours de questionner le voir, ou même de le déstabiliser : par l'empreinte directe et redoublée de formes sur du papier sensible (photogramme), par la superposition de deux prises de vue, en photographiant un film, en filmant une image ou simplement une scène immobile, en retournant l'appareil sur lui-même ou en scannant des sols, en créant du flou, par la distance qui grossit ou rétrécit. Mais aussi par des jeux de travestissement, de ressemblance (Pasolini ?), par la magie d'un bloc de fumée ou la trivialité d'une moquette tachée qui donne à voir sa trame, par le miroitement insituable que produisent une vitre couverte de buée ou des écailles dorées, par l'étrangeté d'une main tenant un poids ou d'une vue plongeante sur l'arrière d'une tête équipée d'un appareil auditif. Et quand le dispositif se donne à voir, telle une bâche sérigraphiée qui se retrousse et se soulève révélant voir ses dessous, telle une lentille passée au scanner, les confortables certitudes vacillent, à l'exception de celles qui, inlassablement, nous poussent vers les photographies : celle qui, dans ce que Nicolas Bouvier qualifie d'« exercice de lecture à vue » 3 , fait de nous des spectateurs actifs, celle surtout de ne jamais en avoir fini avec les images et encore moins avec le monde.

Guitemie Maldonado

Commissaire de l’exposition.


1 John Berger, « Comprendre une photographie », octobre 1968, repris dans Comprendre Ime photographie, Paris,
Éditions Fléros-Limite, 2017, p. 37.
2 Ibid., p. 4().
3 Nicolas Bouvier, « Semblable à la nature », 1978, repris dans Du coin de l'œil. Écrits sur la photographie,
Paris, Editions Héros-Limite, 2019, p. 73.